La justice environnementale
La question des inégalités écologiques ou environnementale recouvre un champ très large et divers, tributaire à la fois du sens donné à écologique ou à environnemental et de l’échelle spatio-temporelle à laquelle on se place.
La notion de justice environnementale se décline différemment selon les pays et les cultures. Aux États-Unis, où elle est apparue à travers le mouvement de l’environmental justice, elle prend sens dans une perspective fondamentale d’action. Reconnaître que des groupes sociaux, généralement identifiés sur une base ethnique, sont soumis à des expositions et à des risques qui viennent s’ajouter aux déficits dont ils sont déjà victimes car appartenant à des communautés défavorisées constitue pour ceux-ci une incitation supplémentaire à compenser ces déficits et donc à développer des interventions permettant de les réduire. On se situe dans une logique dans laquelle l’inégalité associée à l’origine ethnique et au statut social constitue en quelque sorte un point de départ auquel vient se rajouter une vulnérabilité accrue aux risques environnementaux. Celle-ci constitue un levier supplémentaire pour soulever un double problème, celui des inégalités sociales et celui des atteintes environnementales.
La notion d’environnement est apparue plus récemment, son statut, ses dimensions fonctionnelles et opératoires sont moins bien appréhendées, ses dimensions spatiales tendent à relever d’approches en termes de territoire qui en restreignent la fluidité et la dynamique, avec des interrogations quant au territoire pertinent en réponse aux problématiques d’échelles. Poser la question de la justice environnementale a donc un sens fort, qui est de ramener sur le devant de la scène la question des inégalités, souvent masquée derrière des constructions collectives à caractère technique, social ou politique larges (politiques de la ville) qui intègrent par principe l’égalité. Celles-ci rendent d’une certaine manière la réalité indécidable à échelle fine, au sens où le devenir semble y échapper à toute maîtrise, relevant d’une sorte de mécanique générale, lointaine et impersonnelle, effaçant les dynamiques individuelles ou communautaires. La question des inégalités environnementales paraît ainsi s’inscrire dans un terrain particulièrement délicat et mal cerné, mouvant, car conjuguant excès et déficit d’appréhension. Cela se traduit par la difficulté même à mener des travaux de terrain dans ce domaine, à rassembler et recouper des informations (et, sur le plan technique, des fichiers) d’origines institutionnelles différentes.
La Justice Environnementale (JE), qui émergea aux États-Unis, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, est une notion qui identifia d’abord un mouvement social luttant au niveau local pour la prise en compte des inégalités environnementales dans les décisions d’aménagement et notamment dans les choix d’implantation d’équipements pollueurs, avant de devenir un courant novateur au sein de la recherche en sciences sociales. Ce mouvement a eu peu d’écho dans notre contexte national, un constat s’expliquant probablement en raison de ses spécificités américaines. En effet, la justice environnementale se veut un mouvement social et populaire (grassroots movement) ancré aussi bien dans la question sociale que dans la question raciale et ethnique à travers l’expérience de communautés ethniques défavorisées.
La justice environnementale part du principe que les individus (ou groupes d’individus) ne sont pas égaux face aux dégradations de l’environnement ; que certains subissent plus que d’autres les effets négatifs liés aux conséquences de l’activité humaine (pollution atmosphérique) et qu’il devient impératif de prendre en compte ces inégalités dans l’action politique. À ses débuts, le mouvement justice environnementale militait en faveur des quartiers habités par des populations noires et pauvres qui, en raison de leur faible poids politique, devaient subir les effets négatifs d’un équipement polluant (usine ou autoroute). Il s’est alors inscrit dans la continuité de la lutte pour les droits civiques (des années 1960 et 1970) et a d’ailleurs permis de remettre en cause l’hypothèse selon laquelle les Blancs seraient les seuls défenseurs de la cause environnementale.
L’intérêt de la notion de justice environnementale est double : elle a mis en évidence le fait que les Noirs et les minorités se préoccupaient autant que les Blancs de la qualité de l’environnement et qu’ils s’estimaient victimes du NIMBY (Not In My Backyard). L’opinion publique prit conscience des effets du « racisme environnemental » et mobilisa l’État fédéral. Aussi la capacité d’organisation des classes moyennes et des classes aisées pour préserver la qualité de l’environnement (air, paysage) dans leurs quartiers ou leurs municipalités aurait contribué à faire émerger le mouvement en faveur de la justice environnementale. À l’image d’autres mouvements antérieurs, elle se comprend comme un mouvement bottom up qui légitime dans la sphère politique la participation des riverains. Dans cette perspective, il revient aux autorités publiques et aux promoteurs (shareholders) de la construction d’un équipement (portant atteinte à la qualité environnementale) d’informer les habitants (stakeholders).
Le principe de la compensation à l’égard des personnes directement touchées par les effets polluants d’un équipement peut se traduire par un financement versé à la municipalité en vue de la création de nouveaux équipements sociaux et culturels ou encore d’un allègement des taxes locales. Ce financement résulterait soit d’une hausse des taxes locales dans les communes bénéficiant de l’équipement (sans en supporter les effets négatifs), soit d’une augmentation du coût de vente d’un service rendu par le maître d’ouvrage. Dans les deux cas, la compensation se conçoit comme une internalisation des coûts externes, un moyen qui, à long terme, oblige les acteurs en présence à prendre en considération de façon croissante la question environnementale dans leur choix d’aménagement.
En Europe, la justice environnementale a d’abord rencontré un écho significatif en Grande-Bretagne (McLaren et al, 1999 ; FoE, 2001). Les approches présentées de la notion d’inégalités en fonction de celles de l’exposition individuelle et territoriale et de la question du logement, l’habitat pouvant être considéré comme le “ creuset ” des inégalités environnementales, soulignent les difficultés rencontrées pour étayer la notion d’une véritable justice environnementale. Ces approches, déjà énoncées par Lydie Laigle (2005), permettent de poser un certain nombre de questions avant même d’examiner la notion de justice à laquelle se réfèrent les politiques mises en œuvre dans ces domaines.
Les progrès récents de l’épidémiologie, passée à la loupe, ont mis en évidence l’impact de l’environnement sur la santé. La pollution atmosphérique est considérée comme un déterminant de santé fort mais très inégalitaire en raison de la variabilité des expositions aux différents contaminants. Néanmoins, la mesure de l’exposition est encore le maillon faible des études épidémiologiques qui identifient un effet global alors que l’exposition est mesurée polluant par polluant. D’où, par exemple, la difficulté, pour la canicule à isoler la responsabilité de l’ozone des autres effets de la chaleur. Toutefois, les progrès effectués dans la modélisation des expositions permettent de mettre de plus en plus l’accent sur leurs variabilités ainsi que celle des vulnérabilités. Compte tenu du fonctionnement des organes, la dose reçue n’est pas nécessairement la dose biologiquement efficace dans la mesure où une partie de la quantité ingérée ou inhalée peut être éliminée. La dose interne, celle qui est bioactive, dépend de facteurs physio-pathologiques (l’âge, la maladie) propres à chaque individu. Selon les individus, la même dose peut provoquer des effets différents. Les biomarqueurs d’exposition peuvent rendre compte des effets réels de la dose.
Le logement constitue également un élément de base des conditions de vie des populations et ceci d’autant plus que l’urbanisation gagne du terrain et rend plus difficile et plus coûteux l’habitat. Il convient toujours de rappeler que dans tout pays développé et/ou en voie de développement, le logement mobilise une bonne partie des moyens des ménages. Globalement et sur longue période, on peut considérer que ceux-ci consacrent 25 % de leur budget aux dépenses liées au logement. Le constat récent montre même que la part consacrée au logement s’accroît depuis quelques années alors qu’elle avait eu tendance à se tasser auparavant. À cet investissement financier correspond un ancrage affectif du logement qui est un lieu de vie et de sociabilité. Le logement, en raison de son implantation dans un quartier, est aussi le reflet d’un certain nombre d’aménités et de nuisances liées à la proximité (usines, commerces, équipements…). Ce cadre de vie enraciné dans les relations familiales et de voisinage détermine fortement la qualité de vie, c’est-à-dire la santé dans la définition large que lui a donnée l’OMS.
L’intrusion du souci environnemental dans le logement peut revêtir plusieurs facettes différentes. Une première dynamique est celle qui consiste à vouloir légitimement (par éthique du futur) économiser matériaux, énergie, ressources et donc construire, améliorer, renouveler selon des techniques, des matériaux, des procédés qui permettent cette économie et donc de travailler schématiquement en haute qualité environnementale. Les économies d’énergie visées s’inscrivent dans la perspective de la prévention et de l’adaptation au changement climatique puisque l’habitat est un secteur très consommateur en gaz à effet de serre. Depuis peu, le coût de l’énergie et le problème de la maîtrise des charges sont venus renforcer ce souci environnemental. Parallèlement, on note l’émergence d’une nouvelle forme de pauvreté : la pauvreté énergétique.
Cette dynamique environnementale est aussi liée à la médiatisation culturelle des préoccupations environnementales et à la complexité de leur maîtrise. Ceux qui, finalement peuvent accéder, culturellement et financièrement, à des améliorations qualitatives appartiennent à des classes plus aisées qui vont savoir maîtriser et pouvoir investir, ce qui peut conduire à des ségrégations nouvelles par l’habitat et donc à des inégalités, voire à des frustrations car les thèmes environnementaux se répandant, ceux qui ne pourront accéder à cette qualité se sentiront lésés et en situation d’inégalités.