Quand nos terres se sentent menacées

Dans plusieurs pays africains, selon une tradition multiséculaire, « La terre ne se vend pas ». L’accaparement des terres apparait alors comme un phénomène brutal qui remet en cause les pratiques ancestrales traditionnelles, et qui hypothèque l’avenir des générations futures. Ce phénomène d’acquisition de terres à grande échelle est surtout en expansion depuis la crise alimentaire de 2008. Elle s’inscrit dans la logique de l’agrobusiness qui ne vise que le profit, comme le démontrent les nombreux cas signalés aujourd’hui dans l’intérieur du pays. Cette recherche de profit est incompatible avec les objectifs de la souveraineté alimentaire qui milite pour la survie des populations, surtout celles rurales qui sont les plus nombreuses au Sénégal. De ce fait, l’accaparement des terres créé de grandes difficultés au sein des populations paysannes.

Les causes de l’accaparement des terres…


Au Sénégal, les terres cultivables sont estimées à 3,8 millions d’hectares. Quelques 2,5 millions sont exploitées dont 600 000 hectares ont fait l’objet d’un accaparement. C’est un problème sérieux qui menace le monde rural, soit 70% de la population. Il met aussi les paysans dans l’insécurité. Le Sénégal compte 14 millions d’habitants, dont plus de la moitié est composée de jeunes et de femmes.

L’accaparement des terres au Sénégal est favorisé par des cadres normatifs nationaux caractérisés par une forte insécurité foncière, une précarité des droits des populations autochtones et locales, ainsi qu’un manque de clarté des mandats institutionnels. Il y a d’abord une faible reconnaissance juridique des droits des populations à la terre, la plupart des régimes de propriété foncière étant basés sur l’immatriculation foncière. Or, les droits coutumiers ne reconnaissent pas la propriété sur la foi d’un titre écrit mais sur la possession ou l’occupation historique des terres, transmises de génération en génération. Ensuite, les vastes réformes institutionnelles et législatives des régimes fonciers, qui sont mises en œuvre dans la plupart des pays africains, peuvent avoir pour effet de museler le droit coutumier. Les nouveaux textes adoptés dans le cadre de ces réformes peuvent aussi se superposer aux anciens, qui continuent de s’appliquer. Il en résulte un cadre juridique foisonnant, confus, qui contribue au chevauchement des droits et usages fonciers sur les mêmes terres, souvent au détriment des droits traditionnels.

Les instruments juridiques nationaux favorables aux droits des populations autochtones et locales existent. Plusieurs lois constitutionnelles africaines reconnaissent ces droits. Toutefois, ces avancées sont insuffisantes car les législations, nouvelles comme anciennes, continuent de véhiculer une conception occidentale de la propriété foncière en réaffirmant la propriété de l’État sur les terres non immatriculées. Les lois constitutionnelles ne précisent pas la portée du droit d’accès à la terre reconnu aux populations autochtones et locales. De plus, en l’absence de politiques nationales d’affectation et d’aménagement des terres bien définis, le problème de l’accaparement des terres et des abus de droits qu’il entraîne demeure entier.

Plusieurs catégories d’acteurs sont impliquées dans l’accaparement des terres au Sénégal. Il y a les entreprises intervenant dans divers domaines (mines, forêts, agroalimentaire, etc.), mais aussi les élites nationales et locales (hauts fonctionnaires, entrepreneurs, employés des grandes entreprises publiques ou privées) qui sont de plus en plus nombreux à s’approprier des terres rurales pour accroître leurs revenus, diversifier leurs investissements, enrichir leur patrimoine ou assurer leur retraite. L’État est également un acteur de premier plan : il voit dans ses investissements fonciers une opportunité de développement économique (création d’emplois, recettes publiques, transfert de technologie, débouchés commerciaux, etc.). Cependant, le manque de transparence et la faible prise en compte des droits des populations caractérisant la négociation des contrats ne favorisent pas les retombées socioéconomiques. Lors des négociations, les représentants de l’État n’insistent pas suffisamment sur le respect des droits des populations autochtones et locales pour que les entreprises s’en préoccupent. L’État peut aussi accaparer des terres pour sa politique de conservation, par exemple par la création d’aires protégées.

Au-delà des résidents, cet accaparement des terres vient également des investisseurs étrangers. Aujourd’hui, la Chine est accusée par plusieurs acteurs du continent africain comme l’un des plus grands exploitants de terres. Mais pour Charles Sielenou, expert agricole et fondateur d’Action Sociale Africaine qui opère dans l’agriculture, la santé et l’éducation, il n’y a pas de quoi s’en prendre à la Chine. Car la Chine, avec moins d’un million d’hectares de terres agricoles en Afrique, arrive loin derrière les grands acquéreurs terriens sur le continent, que sont les Emirats arabes unis (1,9 million d’hectares), l’Inde (1,8 million d’hectares), le Royaume-Uni (1,5), les USA (1,4), et l’Afrique du Sud (1,3). Charles Sielenou soutient néanmoins que l’Afrique a encore de quoi tenir en respect les grandes puissances en matière alimentaire les années à venir.

L’apparente multiplication des achats de terres africaines par des sociétés et même des gouvernements étrangers qui les destinent à des cultures vivrières ou commerciales tournées vers l’exportation provoque des inquiétudes à travers le continent comme en dehors de l’Afrique. Le phénomène a fait les gros titres de la presse qui le dénonce sans ménagement : “Le deuxième partage de l’Afrique”, ”La recherche de la sécurité alimentaire engendre le néo-colonialisme”, “Sécurité alimentaire ou esclavage économique ?”
Cette levée de boucliers s’explique par les séquelles toujours présentes de l’histoire du continent où jusqu’au siècle dernier les puissances coloniales et les colons étrangers s’emparaient arbitrairement des terres africaines et déplaçaient les populations qui y vivaient. Jacques Diouf, Directeur général sénégalais de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), se demande si ce genre de transactions foncières ne risque pas d’aboutir à une forme de “néo-colonialisme”.

Il faut rappeler que la disponibilité de terre vient en tête des principaux facteurs de production indispensables aux activités des agriculteurs, puis viennent les semences, l’eau, le financement et l’énergie. L’existence des agriculteurs et la production alimentaire aux niveaux local et national sont subordonnées à l’accessibilité à la terre. Or l’accaparement des terres par des gouvernements étrangers (Koweït, Chine, Arabie Saoudite…) ou par des nantis, qu’ils soient nationaux ou étrangers prive les petits agriculteurs de leurs terres, en les transformant en ouvriers agricoles sur leurs propres terres.

Dans notre pays par exemple, l’Arabie Saoudite cultive du riz destiné à l’exportation en Arabie Saoudite, et une firme italienne produit du biocarburant à exporter en Europe. « La proposition ne donne pas les noms des investisseurs saoudiens ni sénégalais. Le coordonnateur du projet, Amadou Kiffa Guèye, conseiller spécial auprès du ministre des mines, de l’industrie, de l’Agro-industrie et des PME, s’était contenté de dire que la famille royale saoudienne était impliquée dans le projet, ainsi que de riches hommes d’affaires sénégalais. Il a aussi précisé que c’était le gouvernement sénégalais qui l’avait chargé de développer la proposition de projet, mais à la requête des investisseurs saoudiens. » Foras est impliqué dans un grand projet de production rizicole et est également en train de mettre en place un projet d’élevage de volaille verticalement intégré près de Dakar; cette ferme devrait produire 4,8 millions de volailles par an. Foras est la branche investissement de l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI) ; ses principaux actionnaires sont la Banque Islamique de Développement et plusieurs conglomérats de la région du Golfe, notamment le Sheikh Saleh Kamel et son Dallah Al Barakah Group, le Saudi Bin Laden Group, la National Investment Company du Koweït et Nasser Kharafi, le 48ème homme le plus riche du monde et propriétaire de l’Américana Group.

…Des solutions en perspective

La population va doubler en Afrique. Il faut bien évidemment travailler les terres ! Mais cela mérite une réflexion approfondie, par rapport aux besoins alimentaires, par rapport à l’emploi. Il s’agit de voir comment poser une vraie politique foncière et une politique agricole qui permettent de nourrir les Africains, de valoriser, transformer la production en milieu rural, de professionnaliser les filières agricoles. Au Sénégal, la population locale s’est rebiffée contre les accaparements de terre. Aujourd’hui l’Etat sénégalais a pris la mesure du problème, a compris que le pays doit produire pour nourrir sa propre population. Ce qui n’était pas le cas sous le régime de l’ancien président Wade. Le gouvernement actuel a pris l’engagement d’aller vers une réforme foncière. Une commission est en place.

La lutte contre l’accaparement des terres en Afrique nécessite de mettre en œuvre certaines « solidarités » à plusieurs niveaux, notamment en faisant appel aux nombreuses structures déjà existantes. Certaines initiatives de l’Union africaine, concernant la mise en place d’un cadre pour l’élaboration des politiques foncières, s’appuyant sur les textes internationaux des droits de l’homme, de principes directeurs relatifs aux investissements fonciers à grande échelle et d’un code panafricain d’investissement, méritent d’être soulignées. À leur niveau, les États devraient élaborer ou réformer leurs politiques foncières et négocier les contrats de façon participative. Quant à la société civile, elle devrait continuer à améliorer l’accès public aux plateformes de formation et d’information (dont juridique) et renforcer les échanges entre ses membres dans une perspective de collaboration et de partage d’expérience Sud/Sud et Nord/Sud, en vue d’un renforcement mutuel des capacités et moyens d’action et de l’établissement de réseaux plus aptes à susciter des changements.

Logiquement, les Africains peuvent acquérir des terres en Afrique à des fins agricoles. Mais il y a parfois un fossé entre ce qui est prévu par la loi et ce qui est fait. Des agriculteurs locaux acquièrent ainsi des terres dont ils sont par la suite dépossédés, les puissances étrangères remettant de plus en plus en cause la propriété foncière par les Africains en Afrique.
Actuellement, la loi sur le domaine national au Sénégal met la terre à la disposition des communautés de base, mais sans droit juridique. Tant que les populations exploitent, elles peuvent rester sur ces terres. L’objectif de la réforme foncière est de donner un droit juridique aux communautés. Les populations locales veulent que la gouvernance des terres soit entre leurs mains, pour pouvoir distribuer les terres, négocier éventuellement avec des investisseurs étrangers de façon transparente. L’Etat sénégalais ambitionne aussi de créer des pôles agricoles, souhaite favoriser l’installation des jeunes, développer les exploitations familiales. Si l’Etat parvient à concrétiser ses ambitions, franchement, il ne restera guère de place pour des investisseurs étrangers.

La terre est considérée non pas seulement comme un bien économique ou environnemental, mais également comme une ressource sociale, culturelle et ontologique. Elle demeure un facteur important dans la construction de l’identité sociale, dans l’organisation de la vie religieuse, dans la production et la reproduction des cultures. Dans ces conditions, la terre fait partie intégrante de la spiritualité même de la société. Ainsi, en les vendant, l’on rompt la chaîne culturelle.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Résoudre : *
11 − 10 =